Ma philosophie


Je travaille et je fais travailler mes interlocuteurs, avec une technique picturale du XVIIème siècle, inventée en France par la Corporation des Peintres Décorateurs. Lorsque je l’ai découverte, j’ai été plus intriguée par ce qu’on en taisait que par ce qu’on en montrait. On me l’a, en effet, transmise exclusivement sur des données techniques, dénuées de tout fondement. J’ai eu l’impression d’avoir découvert une coquille désertée par l’animal qui l’avait construite. Pourquoi ce mystérieux animal s’y était-il pris ainsi?

Diplômée de l’Ecole du Louvre, je me suis attelée à retrouver l’histoire de l’invention de cette technique.  J’ai ainsi découvert le cheminement par lequel ses inventeurs en étaient arrivés à cette petite merveille de médium pictural que l’on appelle le Glacis.

Le travail que j’ai engagé alors dans mon atelier a pris le biais opposé à celui que l’on m’avait montré.  Je me suis prodigieusement intéressée à la terrible incertitude du résultat à laquelle elle nous invite. Car cette technique se joue de la couleur, fait en sorte qu’elle ne reste pas là où le pinceau la dépose: elle fuse, coule, glisse… Elle file aussitôt voir ailleurs. Elle génère ce que l’on appelle de la « marge accidentelle ».

Je me suis aperçue que pendant 3 siècles, les peintres décorateurs se sont ingéniés à vouloir la maitriser quand, peut-être, sa vocation était justement de ne pas l’être. La chose leur a d’ailleurs été fatale : cette corporation n’existe plus.

De fil en aiguille c’est toute une philosophie qui m’est apparue : celle d’un lâcher-prise indispensable à la découverte de nos potentialités dont une trop grande maitrise nous priverait.

L’atelier est le lieu des gens qui créent avec leurs mains. On y trouve des artisans et des artistes, souvent les deux sont dans la même personne. L’artisan est un homme de métier qui maitrise sa technique. Il est la main du regard d’un autre (son commanditaire, son client). L’artiste, lui, est la main de son œil, au service de son propre imaginaire. L’un est en objectif de résultat. L’autre en objectif de cheminement.

Finalement, comme à l’intérieur de notre crane, nos deux hémisphères cérébraux. L’un, le gauche, est rationnel, pragmatique, veut de la sécurité, du solide, un socle sur lequel construire. L’autre, le droit, est émotionnel, intuitif, veut du plaisir, de la nouveauté, être stimulé et jouir de l’instant présent. Si l’un domine l’autre jusqu’à l’annihiler, on fabrique un monstre : un homme-machine si trop à gauche, un homme perdu dans ses chimères si trop à droite.

Si bien que nous sommes TOUS -métaphoriquement ou non- et artisans et artistes. C’est une question de dosage…

Cette dualité-complémentarité est à l’intérieure de nous et à l’extérieure de nous. Nous sommes, dans nos corps, dans l’atelier, à la maison ou au travail perpétuellement sollicités pour trouver l’équilibre interne et externe le plus adapté à la situation. A tel point que l’on est en droit de se demander si ceci n’a pas à voir avec la condition humaine…

Toute construction, toute création, matérielle ou mentale, obéit à ce subtile dosage entre le savoir-faire et le savoir-être. Comme un fil que l’on attrape par un bout  mais qui, malgré une couleur différente à chaque extrémité, n’est jamais que le même long fil : celui de la vie.

Le processus créatif, qui consiste à s’adapter le mieux possible à l’incertitude pour inventer quelque chose de nouveau, ne peut se dérouler correctement sans que les deux tendances soient parties prenantes. Elles n’interviennent pas, ou rarement, aux même moments. Souvent l’une prend le relais de l’autre et garantit ainsi la viabilité du processus en cours.

C’est valable dans l’atelier. C’est valable en Entreprise. C’est valable partout. C’est un fonctionnement universel.

Alors…

Êtes-vous plutôt artisan? Ou plutôt artiste? Quelque soit la réponse, veillez à toujours avoir auprès de vous des gens qui regardent votre travail différemment (mais néanmoins avec bienveillance).

Quiconque comprend, plus qu’il ne maitrise, le processus créatif peut être assuré de réaliser son métier d’homme, qui n’est ni celui d’une machine, ni celui d’un ange. Être l’artiste de sa destinée et, pour paraphraser Montaigne, comprendre « la vie comme un chef d’œuvre ».

Car comprendre c’est donner du sens à ce qui arrive. Puis poursuivre ainsi sa route en sachant jouer avec l’incertitude. Seul et ensemble.

retour à la page d’accueil