Tous ceux qui sont passés dans l’atelier vous le confirmeront : impossible d’obtenir une association colorée qui ne soit pas harmonieuse lorsque l’on travaille avec le glacis à l’huile. Une évidence qui laisse cependant septiques tous ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience. La Couleur réagit avec le Glacis comme si, enfin respectée, elle pouvait livrer le meilleur d’elle-même.
Croyances et couleurs
Mais avant de vous expliquer pourquoi les couleurs sont plus respectées lorsqu’on les travaille au Glacis qu’avec d’autres techniques picturales, un petit détour sur ce que l’on croit savoir des couleurs et qui, plus encore que la technique, explique pourquoi elles se vengent en dissonant parfois.
Vous avez tous appris à l’école, et depuis le XVIIIème siècle, qu’il existe 3 couleurs primaires : le jaune, le bleu, le rouge. Celles qu’on ne peut pas fabriquer avec d’autres couleurs. Et 3 couleurs secondaires : le violet, le vert et le orange. Celles que l’on fabrique avec les couleurs primaires en les mélangeant deux à deux. Et qu’il en découle, très naturellement(???), les couleurs complémentaires entre elles : le bleu et le orange, le jaune et le violet, le rouge et le vert. La complémentaire de la primaire étant celle qui ne peut être fabriquée par mélange à partir de cette primaire.
Le tout est présenté dans un joli disque chromatique aussi démocratique de Liberté-Egalité-Fraternité.
Moi, j’ai toujours été très dérangée de ne pas trouver dans ce disque de place pour le noir et le blanc (dont on m’a expliqué que ce ne sont pas des couleurs !!!?!), et toutes les teintes brunes, les ocres rouges et ocres jaunes, les terres vertes, certaines nuances de rouge, de bleu ou de jaune qui, mélangées ne font absolument pas la couleur attendue… (Le vermillon par exemple. C’est bien un rouge mais vous l’avez testé avec le bleu? Sur ma palette ça n’a jamais voulu faire du violet.)
Comme écho à mon sentiment d’injustice, Michel Pastoureau souligne dans son Dictionnaire des couleurs de notre temps que la réduction des couleurs au disque chromatique « ne s’appuie, il faut le souligner, sur aucune réalité sociale ou culturelle de la couleur. Elle est, de plus contraire, à toutes les pratiques de la couleur antérieures à notre époque contemporaine. »
les couleurs oubliées
Sont-elles jugées trop ternes pour figurer dans le disque chromatiques? pas assez commerciales? trop vieilles? usées? pas assez scientifiquement démontrées pour être respectables? Ces terres, ces ocres appartiennent pourtant à l’histoire de l’humanité. Pigments récoltés depuis des millénaires dans toutes les cultures, dont on a enduit le corps autant que les parois des cavernes, les premiers murs des maisons et ceux de celles d’aujourd’hui encore. Comme autant de témoins muets du lien de l’Homme à la Terre. Pigments de la terre d’où nous venons et où nous retournerons. Une partie de nous en quelque sorte, sourde, discrète et profonde…
Certaines de ces couleurs dénigrées n’ont d’ailleurs pas de nom. Je les appelle, dans l’atelier , »les non-couleurs ». Leur reine pourrait être le Nedjar, dont je n’ai trouvé trace de l’appellation nul part ailleurs que chez les peintres-décorateurs et dont l’origine viendrait peut-être d’un mot arabe désignant le menuisier (et la patine qu’il utilise pour les meubles par extension?).

La force émotionnelle de ces « non-couleurs » est cependant une formidable source d’inspiration pour le peintre aujourd’hui encore. En couche préparatoire ou mélangées aux teintes du disque chromatique. Elles sont initiatiques, bienveillantes, infiniment tolérantes.
A propos du noir et du blanc, Michel Pastoureau écrit (ce que j’entends, moi peintre, comme un cri de libération): « Esclave du spectre et de la classification spectrale des couleurs, la création industrielle s’est souvent trompée en refusant au noir et au blanc le statut de couleur à part entière, voire en opposant systématiquement le monde de la couleur et celui du noir et blanc. En procédant ainsi, elle est allée à l’encontre des taxinomies plus anciennes que le spectre ayant une dimension anthropologique beaucoup plus profonde. »
Noirs, blancs, bruns, ocres, gris-brun-verdâtres… sont autant synonyme de vie que les rouges et jaunes intrusifs dont certaines enseignes commerciales polluent notre regard de leur logos tyranniques.
Le Glacis ou l’école de la tolérance chromatique
Pas de mélange avec le glacis qui ne soit pas harmonieux. C’est un peu comme Mozart lorsqu’il explique dans le film Amadeus de Milos Forman qu’il peut faire chanter à 8 personnes des partitions différentes sans que cela ne devienne cacophonique.
Pour ceux qui, en me lisant, auraient cru comprendre que je n’aime pas les couleurs vives, j’apporte ici un chaleureux démenti. Je ne m’offusque que du déséquilibre, pas de leur beauté. A l’instar des fonctions de l’hémisphère gauche que notre société sur-valorise encore au détriment de celles de l’hémisphère droit de notre cerveau, il s’agit de permettre à chacun de trouver sa place pour le bien-être de tous. Ce que le glacis, pour répondre à la demande du peintre, permet de faire.
Mais comment? pourquoi?
Et bien, tout d’abord, parce que la plupart du temps, le mélange des couleurs en glacis ne s’effectue pas sur la palette mais directement sur le tableau. Leur dosage est donc, bien que très intuitivement, plus juste. La couleur se sculpte avec le glacis pendant la transformation chimique de la couche picturale (une étape spécifique à cette technique et qui peut durer 3 heures avant que le séchage ne commence vraiment).
Ensuite parce que les couleurs appliquées sur le tableau, à moins d’un besoin impérieux en fin de Partie de Go par exemple, sont appliquées « en mourant ». Action qui ne va pas sans faire frémir ou sourire mes stagiaires lorsque je dis, pour les encourager, »Pars en mourant ».
C’est comme entre deux personnes, il faut de la place entre elles pour que la relation ait lieu. Si l’une vient empiéter l’espace vital de l’autre, le conflit ne tardera pas. Il s’agit donc de s’effacer un peu, se mettre ce qu’il faut en retrait, pour permettre à l’autre de mélanger un peu de son espace avec le nôtre. Mourir un peu de son ego pour vivre sa relation à l’autre…
Les mélanges réservent alors d’extraordinaires surprises. Les couleurs accouchent de non-couleurs toutes en nuance, délicates et toute vibrantes. Que le peintre vient sculpter amoureusement pour leur donner sens.
J’ouvre, bien que les bonnes volontés soient encore timides, tout l’espace qu’elles jugeront nécessaire aux personnes qui le voudront pour rebondir sur cet article. A vous lire, avec bonheur.